Création

Karim Duval répond à l'écrit à mes questions sur la quête créative et existentielle

L’interview en bref ( - de 3 minutes de lecture )

  • Karim est un ancien Ingénieur devenu humoriste, auteur et écrivain.
  • Il a suivi un parcours professionnel et personnel qui aux yeux de la société est parfait : prépa, grande école, cadre d’un grand groupe..
  • Un jour, il se rend compte que cette vie « trop confortable » ne lui correspond pas, ne lui permet pas d’être épanoui.
  • Il renoue avec sa passion d’enfance, l’humour, puis décide d’expérimenter la scène en parallèle à son métier.
  • Il mène une double vie : ingénieur le jour et humoriste la nuit pendant un temps. Cela lui permet d’ « assurer ses arrières sur le plan financier »pour se lancer à temps plein.
  • Dans son interview, Karim partage ses peurs, ses questionnements qui l’ont amené à cette vie. Ces peurs étaient d’abord de ne pas faire une carrière à la hauteur du parcours chanceux qu’il avait suivi. Il voulait « trouver un sens à son sens. ».
  • Il a découvert que faire rire pouvait être un métier, car ses proches se sont inquiétés de ce choix. Pour lui "ça ne pouvait pas être un métier. » Et comme il le dit lui-même, quoi de mieux pour des parents que de se dire que leur enfant a conquis la liberté de faire ce qui lui plaît?. Il a appris à dompter ses peurs. Il recherche d’ailleurs « la peur motrice, l’adrénaline ».
  • Aujourd’hui, l’humour lui a permis de trouver un sens à son existence, car ce métier influence ses actions quotidiennes: "transmettre l’exemple à mon fils. Lui montrer que c’est possible de faire ce qu’on aime. » Cela lui a permis de renouer avec ses valeurs et de réaliser que « sa sécurité, c’est sa famille, ses proches… et une espèce de confiance en la vie” et en ses capacités. »
  • Karim nous parle aussi de ses habitudes car même « s’il pratique un métier passion, la routine n’est jamais loin. »
  • Il défend aussi que « produire du contenu web pour produire du contenu web » est "ridicule en soi, et donne lieu à pléthore de choses parfois bonnes, souvent médiocres. La clé est la sincérité. Du propos, et de la démarche »
  • Enfin, il conclu que avec humour sur ses options possibles : "Et en guise de plan B, soyons optimistes: faire des blagues. Encore et encore."

L’interview en profondeur

1. Si tu devais te présenter à un inconnu comment te définirais-tu ?

En général, j’ai tendance à (et tâche même de ) ne pas être le premier à me présenter.

J’aime “laisser venir”, faire l’effort d’écouter l’autre, “l’inconnu”. Puis me révèle au gré des échanges.

C’est souvent l’identité professionnelle qui ressort, assez “naturellement” si je puis dire !

Je me présente alors comme étant humoriste. Oui, “humoriste”, c’est bien.

C’est à la fois auteur et comédien, et puis c’est simple; les gens savent de quoi il s’agit de faire rire.

Je ne mets en avant la vie personnelle et mon parcours que si cela s’impose dans la discussion.

2. Quelles étaient tes passions enfant ?

Tout petit, j’étais passionné par les animaux ! Je voulais être vétérinaire.

Aujourd’hui, un bébé labrador me ferait changer de trottoir.

J’aimais aussi le dessin. J’ai d’ailleurs gardé cette fibre pour l’art plastique, mais avec mon niveau d’enfant.

Mon fils de 4 ans va bientôt dessiner mieux que moi.

Comme beaucoup d’enfants, le foot: sport numéro 1 au Maroc, où j’ai grandi.

Sauf que je pratiquais le foot de rue, parfois sur chaussée cabossée, et ça n’a jamais été reconnu comme un sport officiel.

Et puis rire et faire rire. Plutôt en cercle fermé: avec les copains, ou la famille.

Très tôt cela faisait partie des choses que j’appréciais, inconsciemment, moi que les professeurs taxaient de “timide” et “réservé” à chaque bulletin.

De là à parler de passion ou de vocation…

Ma première vraie passion est survenue assez tard, à treize ans. La guitare...

Après avoir rejeté la pratique de l’instrument plusieurs fois, je m’y suis mis d’un seul coup alors que mon père en jouait (et en joue) tous les jours à la maison.

J’étais capable de passer 8 heures à jouer et travailler de nouveaux morceaux (classiques, ou solo de rock).

Je ne pensais qu’à ça, et même aujourd’hui (alors que je joue très peu) j’imagine parfois encore mes doigts se balader sur le manche !

Le fait de me donner en spectacle avec une guitare, en chantant (comme une casserole pourtant) en fin de soirée, a joué un rôle prépondérant dans le pas qui m’a amené sur scène.

La démarche est la même, au fond: accepter, assumer de se dévoiler.

Raison pour laquelle mon/mes premiers spectacles font pas mal référence à la guitare… et au traumatisme du solfège !

Pour mon nouveau spectacle “Y”, point de guitare.

Du stand-up, du propos, quelques personnages efficaces et des vannes ! Surtout des vannes.

Encore Un Tour - KARIM DUVAL – Y

3. Tu affirmes que tu aimais ton ancien job, est-ce que tu y trouvais un sens ? Il t’offrait visiblement assez de liberté pour expérimenter la scène à côté.

La situation dans laquelle je me trouvais était très confortable, tant sur le plan professionnel que personnel.

Je pouvais difficilement me plaindre de mon travail: j’étais entouré de personnes brillantes intellectuellement et humainement pour la plupart.

J’avais la confiance de mes supérieurs (qui étaient à l’écoute, modernes dans leur approche) et me voyais confier de jolis projets, des voyages (colloques, business trips) dans des pays sympas (Île Maurice, Canada, Islande) … le tout sur la Côte d’Azur: je bossais à Sophia-Antipolis et habitais à Antibes!

Et je crois que c’était ça, le problème: ma vie était trop confortable

(Tu te rends compte? On a le luxe de pouvoir faire ce genre de phrase… j’ai vraiment honte, parfois !).

Premièrement, le cadre, idyllique a fini par provoquer une sorte de manque chez moi.

Un manque de trucs “pas carrés”, un manque d’imperfection…un manque de vie, quoi !

Que ce soit les paysages de la Côte d’Azur en général, ou celui, très aseptisé, d’un grand groupe IT à Sophia-Antipolis; sorte de Silicon Valley niçoise (où l’on ne retrouve pas la moindre trace de culture niçoise) avec des entreprises, des cyprès et des ingénieurs… qui aussi singuliers fussent-ils, reflétaient un manque de diversité sociale, de fait: les grosses boîtes en France ne sont souvent que les annexes des “Grandes Écoles” qui elles-mêmes sont le prolongement de la prépa.

Mais je n’avais aucune raison de leur en vouloir pour leur parcours (qui était le mien) et les appréciais beaucoup!

Cela ne tenait qu’à moi de m’ouvrir à d’autres horizons, comme eux-mêmes le faisaient certainement.

Il s’avère que pour moi, cela est passé par la scène et la rencontre du public.

Par ailleurs, je qualifie cette situation trop confortable de “problématique” parce qu’au fond je n’éprouvais pas grand-chose.

C’est très personnel bien sûr (beaucoup y trouvaient leur compte) : au fond, et avec le recul, je crois que je n’éprouvais pas cette difficulté (certainement pas parce que j’avais des facilités: loin s’en faut!), ce courant/cette adversité à affronter pour rendre mes efforts palpables et sources de satisfaction.

Peut-être parce que ce n’était pas mon truc, l’IT, la technique...

Peut-être parce que le projet sur lequel je travaillais n’avait pas une portée sociale à proprement parler…

Pas le moins du monde, même, soyons honnêtes.

Peut-être parce que j’avais parfois l’impression de manipuler des concepts plus que de réfléchir véritablement (dont nous étions les inventeurs de toutes pièces: anglicismes, acronymes, process, boîtes, flèches, diagrammes...) .

Et en ce sens, je me disais que cela n’avait pas de sens… à mon sens !

Je dis bien “à mon sens”; c’est très important car ce ne serait pas respectueux envers ceux qui, eux, ressentent cet effort véritablement: j’étais notamment entouré de beaucoup de développeurs; des geeks, voire des nerds; il y en avait même un qui avait un clavier tout noir, sans les lettres dessus tellement il respirait l’informatique!

Des gens très ouverts d’esprit, cultivés et passionnés par ce qu’ils faisaient.

Ce n’était pas mon cas.

Pour faire le parallèle avec le livre “La révolte des premiers de la classe” de Jean-Laurent Cassely (à lire par tous les gens qui te suivent!) j’avais pour eux cette admiration que l’on a pour un ébéniste, un plombier, une crémière ou toute personne qui sait faire quelque chose de ses mains.

Et pourtant, ou plutôt dois-je dire “et le pire c’est que”... ça avançait! “Ca”, “le projet”...

Par la force du collectif, de décisions qui ne dépendaient pas de nous, on franchissait des étapes, des milestones…

Et on appréciait mon travail.

Je crois que mes supérieurs me trouvaient surtout certaines aptitudes “humaines”, un mélange de souplesse, de créativité et de prise d’initiative…

Cela m’a valu force primes, faveurs et promotions (je les remercie pour leur confiance!) mais a aussi, paradoxalement, accru l’écart entre l’effort (prétendu) que j’étais censé avoir fourni et le résultat.

Donc cela contribuait à rendre mon boulot encore moins palpable !

4. Combien de temps as-tu fait les deux ? Pourquoi ne pas avoir conservé les deux ? Penses-tu que ça aurait été possible ? Des artistes pensent que le fait de ne pas dépendre financièrement de leur art les rend plus libres et plus inspirés, car ils sont ancrés dans la vie réelle.

L’ouverture d’esprit, l’amitié, l’enthousiasme inhérent à mes collègues a fait que j’ai vite pu (et dû!) leur dire que je faisais du one man show. “Mais juste comme ça, en dilettante…” Puis ils ont dû (et tenu à) payer leurs places pour venir (et revenir) me soutenir… cela a pris des airs de professionnalisation, de second boulot, par la force des choses. Et naturellement, puisqu’on ne fait pas de stand up à 10 heures du mat’ (c’est déjà assez dur de remplir une salle à 20 heures) je me suis retrouvé à être ingénieur la journée et humoriste le soir!

J’ai développé une forme de confiance supplémentaire via la scène qui a mis en avant certaines de mes “qualités humaines” citées plus haut. Et plus ça allait au boulot, plus cela me rassurait pour la scène: je ne mettais pas ma vie pro en danger, tout guignol que j’étais le soir: bien au contraire ! Jusqu’au jour où…

Jusqu’au jour où de fil en aiguille, l’agenda s’est rempli côté scène et que les sollicitations de programmateurs commençaient à arriver. Et aussi petites soient les salles qui te proposent de jouer, quand tu débutes, tu les vois comme des Olympia ! Du moins des étapes vers l’Olympia… Des milestones. Alors fort de ces quelques promesses de programmation, quelques prix en festival et premières parties d’artistes de renom, je me suis dit qu’il fallait que je me lance à 100%. Heureusement que j’avais de l’estime envers ce que je proposais sur scène à l’époque! Aujourd’hui, je trouverais ça nul, et n’oserais jamais me lancer sur cette base. L’insouciance, que veux-tu !

Je pense qu’il faut tôt ou tard se lancer à 100% car sinon on ne peut pas développer grand-chose arrivé à un certain stade. Mais il faut, dans la mesure du possible assurer ses arrières sur le plan financier, afin d’envisager les choses avec plaisir et passion comme au premier jour. Sinon, ça devient un job alimentaire. Et “job alimentaire” quand tu fais de la scène ça veut dire “jouer pour des fêtes à la saucisse pendant que les gens mangent et boivent (beaucoup)”: non merci !

La frustration au travail (comme toute forme de frustration) est un bon moteur pour la créativité. Et son côté dramatique peut vite se transformer en comique, salutaire de surcroît. Mais cela n’a pas été le cas pour moi: je ne parlais pas de ma frustration au boulot lorsque j’étais sur scène (j’étais à l’époque dans les personnages un peu caricaturaux, burlesques, la musique: le café-théâtre). D’abord parce que je ne souffrais pas non plus le martyr. Peut-être parce que je voulais que la séparation soit claire entre le “vrai” boulot et le “faux” boulot. Et surtout parce que je n’avais pas encore réussi à définir cette frustration, à mettre des mots dessus. Ce n’est qu’avec le recul que, sept ans plus tard, j’en parle le mieux. Aussi, je rencontre beaucoup de personnes dans cette situation et ai l’impression qu’il y a désormais un public pour ces thématiques: c’est pourquoi je les aborde allègrement dans mon nouveau spectacle: “Y” !

5. Comment a réagi ton entourage à l’annonce de ta reconversion ? Est-ce que pour eux « humoriste » pouvait être un métier ?

Déjà, pour moi, ça ne pouvait pas être un métier. J’ai compris petit à petit qu’il s’agissait d’écrire, mettre en scène, s’approprier un texte pour mieux le vivre et le partager avec un public. Public changeant de par sa nature, son nombre, son humeur et ses codes culturels. Un métier qui administrativement s’appelle “intermittent du spectacle” (mais quand je voyage, sur les formulaires, je mets “comédien”. Oui, “comédien”, c’est mieux que “intermittent” ou “humoriste”, surtout aux yeux des douaniers).

Et “intermittent du spectacle”, quand t’es la maman ou le papa d’un gamin qui a toujours été premier de la classe et suivi un parcours élitiste sur lequel tu as pas mal investi, et bien ça fait flipper ! Pour ma part, cela est survenu tard, à un âge et à un stade où j’ai pu tout mettre en place avec mes propres moyens… et ceux de l’Etat français, qui est le seul au monde à rémunérer des gens pour qu’ils se donnent le temps de créer des spectacles afin de divertir et transmettre aux autres: c’est ça être “intermittent du spectacle” et on doit en être fiers (c’est aussi pour ça que je calme les ardeurs de ceux qui qualifient de “courageuse” ma démarche de “tout plaquer”... c’est un peu vite dit!)

En tout cas, quoi de mieux pour des parents que de se dire que leur enfant a conquis la liberté de faire ce qui lui plaît? Rien … pour les parents d’un millenial, qui eux-mêmes on flirté avec l’esprit de “mai 68” !

6. Dans tes interviews tu dis que ta carrière de cadre supérieur était trop facile, trop confortable… la plupart des gens sont rassurés par cette routine, est-ce qu’elle t’effrayait ? As-tu des routines ? A quoi ressemblent tes journées ?

Il m’arrivait de m’installer dans des routines lorsque j’étais ingénieur, mais par chance cela ne durait pas. Lorsque cela arrivait, c’était évidemment pénible, peu satisfaisant. On se retrouve vite à perdre confiance lorsqu’on tombe dans la routine, précisément parce qu’on n’en sort pas ! Parce qu’on ne trouve pas la force ou l’élément déclencheur pour s’en extraire. Pire: on ne le cherche même plus. L’humour est un bon remède à cela puisqu’il incite à la surprise. Une vanne qui ne surprend pas ne peut pas fonctionner. Peut-être que cela m’aidait à prendre du recul et me dire: “qu’est-ce que tu pourrais faire de simple pour sortir de ce tas de glu, de cette tâche répétitive que tu accomplis sans même savoir ce que tu fais?” Et ça marchait plutôt bien !

Aujourd’hui encore, même si je pratique un métier passion, la routine n’est jamais loin. Il faut faire rester sur ses gardes, surtout lorsqu’on joue un spectacle rodé. Seul le moment présent, cette heure unique passée avec un public toujours nouveau, et la qualité de jeu de scène rendent et maintiennent vivant un texte a priori “figé”.

Après, dans le stand up, et surtout en phase de rodage (que j’aime faire durer!) il y a toujours de la nouveauté à apporter dans le texte, de nouveaux thèmes, une actualité florissante etc… qui rendent notre métier tout sauf routinier. D’autant plus que mon métier ne se limite pas à la scène: je fais de la vidéo, de la radio, j’ai créé une boîte, je nourris mon spectacle de lectures, d’expériences et de rencontres, je réponds aux interviews d’Ester Ramos pour Audasioux… Bref, ça occupe, et mes journées ne se ressemblent pas.

Lorsque je ne suis pas en tournée, en tournage ou en rendez-vous, j’aime bien me poser en un lieu “fixe”. Et depuis un an, ce lieu s’appelle “La Cordée”, un espace de co-working très agréable et stimulant en tout point de vue. Qui vous offrira tout… sauf une routine !

7. Quelles étaient et sont tes peurs ? Tes blocages psychologiques ?

Avant de commencer à bosser, mes peurs n’étaient pas de ne pas trouver de travail: le luxe d’avoir suivi un parcours élitiste en France fait que la question ne se pose pas vraiment, au fond.Crise ou pas crise, c’est triste et cruel, mais c’est comme ça. Même si cela devrait changer petit à petit...

Alors avec cette impression de “facilité”, mes peurs étaient d’abord de ne pas faire une carrière à la hauteur du parcours chanceux que j’avais suivi. Avec tout le confort que m’ont procuré mes études et mes premiers pas dans la vie active, c’était la moindre des choses, quelque part… Puis cette sensation de “facilité” s’est prolongée, cet “excès de confort” a fait que j’ai commencé à avoir peur de ne jamais avoir vraiment peur. Et la scène est arrivée…

Même si je ne suis pas du genre à me liquéfier ou à vomir à chaque fois que je monte sur scène, il y a cette crainte de l’inconnu: “le public? moi face au public? ce soir, là, maintenant… la meuf qui mange des chips au fond à droite...” C’est ainsi que j’ai découvert la peur qu’on apprécie. La peur motrice, l’adrénaline. C’était nouveau pour moi.

Aujourd’hui, je compose avec cette peur qui se renouvelle sans cesse à toutes les échelles: avant chaque vanne, avant chaque représentation, avant chaque première de nouveau spectacle… Ca c’est du court terme, et c’est tout ce qui crée l’enjeu pour nous les humoristes. L’incertitude chronique qui fait qu’on y retourne le lendemain (si ça se passe bien!) ou… qu’on y retourne le lendemain (si ça ne se passe pas bien!)

Sinon, des peurs on en a toujours. Aujourd’hui j’ai les craintes d’un papa de 36 ans qui vit en 2018... mêlée à l’envie de rester dans ce métier fait d’incertitude et de passion pour transmettre l’exemple à mon fils. Lui montrer que c’est possible de faire ce qu’on aime. D’ailleurs, pour lui “travailler, c’est chercher des blagues et faire des saluts sur la scène”.

Mes peurs sont plus de ne plus pouvoir me renouveler, être dépassé un jour par le temps, par mon époque, et donc ne plus pouvoir être un artiste.En aucun cas il ne s’agit de “réussite” ou de carrière. Je ne crois pas à ces choses-là: la célébrité n’est pas un but, elle peut-être un moyen, si on en fait bon usage… mais je parle là de quelque chose que je ne connais pas :) La seule chose qui fasse qu’un artiste reste un artiste, c’est sa capacité à créer. Si toutefois je n’y arrivais plus un jour (je ferai tout pour que cela ne se produise pas), j’aurais au moins eu la chance d’avoir connu un changement de vie pro par le passé… ce serait peut-être plus facile !

8. … mais est-ce que tu as mis en place des éléments de sécurité en parallèle ?

Ma sécurité, c’est ma famille, mes proches… et une espèce de “confiance en la vie” et en mes capacités. C’est très “génération Y”, ça: se faire confiance dans un monde d’incertitudes ! Je me dis que le monde est grand, et que mon parcours m’aura appris… à apprendre ! Aussi, lorsqu’on renonce (très partiellement, ceci étant) à un certain standing de vie, on prend conscience du fait que l’on peut vivre avec moins, si cela devait s’imposer un jour. Bon, ça c’est le côté un peu bohème.

Après, il faut que je travaille à l’aspect plus concret, matériel, je l’avoue. J’ai longtemps décrié le fait d’être propriétaire d’un bien immobilier et tous les moyens d’épargne en général: je n’aime pas ça, au fond ! Mais la quarantaine approchant, on se penche un peu plus sur ces questions :)

9. A quoi as-tu renoncé ?

Je n’ai pas vraiment changé ma façon de vivre après avoir décidé de me consacrer à 100% à l’humour. Parce que j’ai le privilège de beaucoup travailler, jouer. Et parce que je n’accorde pas énormément d’importance à ce qui est matériel, même si j’appréciais (et apprécie encore) le confort de vie auquel j’avais/j’ai droit.Je dirais que je n’ai pas renoncé à grand-chose sur ce plan.

En dehors de la sphère matérielle, à quoi aurais-je pu vraiment renoncer?

Un diplôme? Je ne l’ai pas perdu et la communauté centralienne s’intéresse même plus à mon cas maintenant que je suis humoriste !

Des connaissances scientifiques? Je les ai, en grande partie, aussi vite perdues que je ne les ai ingurgitées ! (passion, quand tu ne nous tiens pas vraiment…)

Un boulot? L’inconsistance de celui-ci (à mon goût) a fait que le sacrifice n’en était pas vraiment un.

Après, avoir le sentiment de ne pas renoncer à grand-chose est une question de tempérament. Je suis plus du genre à toujours regarder vers l’avant; je trouve ça beaucoup plus stimulant que de regretter le passé.

10. Ta vision de l’immobilier m’a interpellé. C’est drôle car moi j’ai fait le raisonnement inverse. Je suis propriétaire et j’ai investi dans l’immobilier car j’y vois un moyen d’être plus libre. Est-ce que finalement ne pas avoir de logement, c’est ne pas avoir d’attache et donc être prêt à partir si besoin ? Pourquoi penses-tu que ça soit une barrière à la liberté ?

C’est en effet le premier argument que j’avancerais en défaveur de l’achat d’un appartement: la liberté.

D’ailleurs, la première chose que j’ai faite avant d’envisager de me reconvertir dans l’humour a été de vendre mon appartement (très mal acheté, ceci étant: je suis le roi des pigeons!)

Le second argument étant que, lorsqu’on achète un appartement sans apport, il est illusoire de croire que l’on peut capitaliser ou faire une plus-value sur un bien qu’on a acheté totalement à crédit: on perd beaucoup d’argent avant d’en gagner; intérêts, impôts, charges, imprévus… sans parler de l’énergie et du stress.

La simple évocation d’une réunion de copropriété me donne de l’urticaire! Subir ce supplice sur mon temps libre… Non merci!

Paradoxalement, l’inconvénient d’être un bon parti aux yeux d’un banquier est que l’on est le premier à qui il propose des crédits !

Et se les voir accorder est presque une fierté, synonyme de réussite.

Pour peu que l’on ne maîtrise pas ces notions (taux, optimisation fiscale, cadastre…) ou que l’on n’ait pas d’appétence pour ces choses-là...

Après, je dis ça parce que j’ai eu une mauvaise expérience, et mon discours change à mesure que le temps passe.

Mais je préfère rêver d’une maison à la campagne ou au bord de l’eau pour écrire tranquillement que d’acheter un appartement sur plan ou investir sur une loi Pinel !

D’ailleurs les maisons à la campagne sont plus accessibles pour les intermittents du spectacle: il faut juste… dire “adieu” à la vie urbaine !

En voilà un truc auquel je pourrais renoncer !

11. Aujourd’hui on peut avoir l’impression qu’avec internet, on peut tous produire du contenu. Qu’est-ce qui distingue un contenu remarquable selon toi ?

“Produire du contenu”, “il faut produire du contenu web” vont bientôt devenir des expressions formatées, des mots part entière que l’on écrira en un bloc: “Produireducontenu”, “ilfautproduireducontenuweb”.

C’est ridicule en soi, et donne lieu à pléthore de choses parfois bonnes, souvent médiocres.

Les gens qui s’improvisent coachs de vie en ligne, qui résument la vie en 7, 10, 13 points (comme par hasard!), le plus souvent en pompant des Tedx, des bouquins américains venus tout droit de la Silicon Valley ou de maximes empruntées tantôt à Churchill, tantôt à Einstein ou Mère Theresa font souvent cela parce que “ça peut marcher”.

Parce que ça peut rapporter.

Parce que… “ilfautproduireducontenuweb”.

Optimiser leur SEO et autre tâches ultra-bullshit dans le nouveau job de blogger qu’ils se sont trouvé… pour fuir leur ancien bullshit job !

Une véritable source d’inspiration pour mon nouveau spectacle sur la génération Y!

Je trouve que les gens se font une espèce de “religion à la carte” en allant puiser dans un contenu aussi vaste que disparate, dénué de principe car… la moindre citation (bouddhiste, ou américaine) devient principe!

Peut-être est-ce cela, ce que l’on appelle la “perte de repères”?

La clé est je pense (tu le sais mieux que moi) la sincérité.

Du propos, et de la démarche.

La sincérité nourrit d’autant plus l’auteur du contenu qu’elle fait écho chez le lecteur qui se reconnaît dans ses propos.

D’où l’importance de se concentrer sur le contenu, et non le succès/la gloire/la célébrité… ça y est, je vais me répéter !

12. Côté modèle économique, tu sembles hybrider : proposer à la fois du contenu gratuit et payant. J’ai l’impression qu’on a encore du mal à croire en France que ce modèle soit viable. Est-ce que tu le remarques aussi ? Est-ce que tu as l’impression que le fait de proposer du contenu gratuit dévalorise ton travail ?

En ce qui concerne le web, le contenu que je propose via ma chaîne Youtube est bien sûr gratuit.

Le fait est qu’en parallèle, j’ai créé une entreprise, “Com & laugh”, où je mets mes compétences acquises en tant qu’humoriste au service de la communication de clients (souvent des entreprises).

Mais mon contenu web est bien sûr gratuit, et cela n’a rien de dévalorisant !

Au contraire: il me sert de vitrine pour “Com&Laugh”, pour laquelle je ne fais à ce jour aucune publicité.

Le modèle un peu “nouveau” dans cette histoire est celui de “l’humoriste-entrepreneur”, de plus en plus fréquent (“quoi? un artiste qui fait du fric? Mais où est passé l’Art avec un grand A?!”).

Je pourrais à ce titre citer Vérino qui produit des artistes, ou Shirley Souagnon, qui (comme beaucoup d’autres) s’auto-produit (produisait?) et le mettait en avant. Pour ma part, pour ce qui est de la production de spectacles et de développement, les deux voies sont possibles.

Mais, surtout lorsqu’il vient du monde de l’entreprise, l’humoriste peut aussi avoir un rôle à jouer pour faire évoluer des supports de communication parfois poussiéreux ou convenus, ou parler avec humour de thématiques sérieuses et ainsi vraiment marquer les esprits.

Et cette expérience se monnaie ! C’est normal.

Sinon de manière générale, comme tout artiste qui se respecte, je n’aime pas me brader et essaie de trouver/évaluer la juste valeur de ce que je fais, à la hauteur des risques que j’ai pris pour en arriver là.

Il est rare que je joue sur scène gratuitement.

Sauf si c’est pour des amis, pour une cause que je soutiens (par exemple, j’essaie de m’investir pour l’association SINGA qui travaille à l’intégration des personnes réfugiées, en mettant du fun dans leurs soirées-conférences), ou autres motifs professionnels.

13. La question du sens a l’air de t’intéresser énormément : quel est le sens que tu trouves dans ton métier ? Penses-tu vivre en accord avec tes principes ?

En effet, je suis assez “Y” là-dessus! Je suis attiré par ce qui à mes yeux a du sens, apporte quelque chose, notamment sur le plan social, sociétal. D

’où la mise en avant de certaines entreprises sociales dans mes vidéos PITCH.

Mais pas que: j’ai également mis en avant de jeunes startuppers ou des personnes simplement passionnées.

Et je pense m’intéresser de plus en plus à ce que l’on appelle l’innovation sociale. Je suis naturellement attiré par ces thématiques.

Est-ce que mon métier a du sens?

Est-ce que faire des vannes pour faire rire une poignée de spectateurs a du sens?

C’est une bonne question ! La question du “sens au travail” est vaste… et je pourrais répondre “oui et non”.

Par exemple, oui, parce que c’est concret; parce que c’est un job facile à expliquer; parce qu’on procure du plaisir aux gens (du moins je l’espère!) et une heure d’évasion pour certains avec un peu de chance quelques messages de fond.

Mais il ne faut pas s’emballer: on ne change pas non plus la face du monde, et il y a un côté très éphémère, volatile dans une vanne !

Quoi que l’on fasse, le sens du travail est plus à rechercher dans l’impact qu’il a sur notre vie personnelle.

Ecrire un petit bout de sketch un jour en 2007 m’a amené à jouer à Nouméa, Dubaï, Londres, Montréal, Marrakech… mais surtout cela m’a permis de renouer avec certains membres de ma famille, retrouver des amis d’enfance, de me faire de nouveaux amis, prendre des décisions importantes pour ma petite famille, jouir d’une certaine souplesse pour m’occuper de mon fils et lui consacrer du temps…

Avoir une existence publique, c’est aussi très pratique pour donner des nouvelles à tout le monde !

Quant à vivre en accord avec mes principes, c’est une question de sincérité intérieure, qui va bien au-delà du métier que l’on pratique, un combat de tous les jours et pour toujours ! On va dire que l’humour exige une forme de sincérité envers soi et envers le public.

Ça peut aider...

14. Tu trouves ton inspiration dans la vie quotidienne, tes rencontres… Est-ce qu’il y a des livres qui t’ont particulièrement inspiré ?

Je travaille actuellement pas mal autour de thématiques liées à la génération “Y”, et cela m’amène à me documenter, et à me nourrir de rencontres et d’expériences (ex: l’espace de co-working est un nid à millenials, et on apprend beaucoup sur les nouveaux modes de vie).

Donc oui, certains livres m’inspirent.

À titre d’exemple, je pourrais citer “Eloge du carburateur” de Matthew B. Crawford. Mais cela concerne la stricte et froide sphère des idées.

Les livres qui m’inspirent le plus sont ceux qui apportent un peu de beauté, de folie, de poésie, qui font travailler l’imaginaire, quel que soit le thème…

Parmi les livres que j’ai relus ou relirais bien: “L’écume des jours” de Boris Vian, “Terre des hommes” de Saint-Exupéry…

Un ingénieur et un pilote de ligne (les gars bien carrés bien droits) qui se sont adonnés à une activité artistico-littéraire... comme par hasard ! (ceci n’est pas une comparaison, juste de l’admiration pure et simple)

Toute forme d’évasion (livre, cinéma, théâtre, voyage… ou simplement l’oisiveté) favorise la créativité, en fait.

Surtout lorsqu’elle n’a rien à voir avec les thématiques que l’on traite: on a plus de chances de surprendre en croisant les univers!

15. Est-ce que tu penses que tu seras humoriste toute ta vie. Souhaiterais-tu revenir en arrière ou explorer d’autres possibilités ? As-tu un plan B si jamais un jour ça ne marchait plus ?

Ce métier me confère une forme de naïveté, quasi puérile.

Alors oui: je veux croire que je pourrai être humoriste toute ma vie. Je ferai tout pour !

C’est tellement vaste, il y a tellement de choses à raconter, de thèmes à aborder, d’expériences (sur scène ou ailleurs) à vivre, en stand up, en théâtre… pourquoi pas au cinéma?

En France ou ailleurs...

Revenir en arrière: non!

Par principe. Explorer d’autres possibilités: pourquoi pas!

Si j’avais plusieurs vies, je ferais le tour du monde, monterais je ne sais combien de boîtes autour de mes idées fumeuses, deviendrais médecin et apprendrais à changer un pneu.

En attendant, je fais des blagues.

Et en guise de plan B, soyons optimistes: faire des blagues. Encore et encore.

Ecrit par

Ester Ramos

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